5
Le soleil réveilla Ninian tôt le lendemain.
Il avait dans la bouche l’horrible goût de son repas de la veille et ses muscles étaient endoloris par une nuit passée à même le sol. Il se leva et s’étira en frissonnant. La journée promettait d’être belle mais la fraîcheur nocturne ne s’était pas dissipée.
Priscus dormait roulé en boule contre le tronc moussu. Ninian se frotta les bras et le torse pour se réchauffer, puis marcha d’un pas rapide, s’enfonçant entre de hautes fougères qui cachaient une moelleuse épaisseur de mousse humide. Il ne fit pas vingt pas avant de découvrir un étang.
« Voilà où le lynx a attrapé le jeune chevreuil, pensa-t-il. Il devait être à l’affût du gibier qui vient boire ici. »
Il s’approcha de l’eau, y plongea les mains pour boire et s’asperger la figure. Il se sentait curieusement détendu et calme après la terrible journée de la veille. Il observa le reflet de son visage dans le miroir que lui tendait l’étang. Avait-il beaucoup changé depuis son départ de la villa ? Il avait quinze ans alors, l’âge de Prisais aujourd’hui. Il se trouva les joues creuses, la mâchoire dure, les yeux agrandis. Il avait sûrement beaucoup maigri ; ses traits, eux, n’avaient pas changé.
« Je ressemble encore à Azilis », se dit-il.
Cette idée lui insuffla courage. Malgré les milles qui les séparaient, sa jumelle et lui demeuraient inexorablement liés. S’il ne cédait pas au désespoir, s’il se montrait déterminé et courageux, ils seraient bientôt réunis. Ce qu’il ferait en Bretagne, il n’en avait aucune idée. C’était sans importance.
Il rejoignit la clairière d’un pas décidé. Il était temps qu’il prenne sa vie en main, qu’il cesse de se conformer à ce que l’on attendait de lui, qu’il s’endurcisse et s’affirme. Bien sûr, il ne serait jamais comme son père ou ses frères. Et il ne serait jamais comme Azilis. Mais s’il affrontait le monde au lieu de le fuir, il deviendrait lui-même.
Il sortirait de cette forêt avec Priscus et ils traverseraient la mer comme ils l’avaient décidé. Priscus lui faisait confiance. Olwen avait cru en lui. Azilis l’aimait de tout son cœur. Il lui restait maintenant à se montrer digne d’eux.
Quant au meurtre de Mewen, Ninian ne le confesserait publiquement qu’une fois en Bretagne. Il savait qu’il serait excommunié[16] pour cet acte abominable. Il lui faudrait subir une longue pénitence avant qu’un évêque ne lui accorde – peut-être ! – la rémission de ce péché[17]. C’était la durée de cette pénitence qui poussait à retarder sa confession. Pas question de différer son départ au printemps prochain. D’ici là, il s’abstiendrait de prendre part à la communion. Goûter au corps et au sang du Christ sans avoir été lavé de ses fautes serait le pire des sacrilèges !
« Si je meurs sans m’être confessé, songea-t-il avec terreur, je me présenterai devant Dieu l’âme souillée par mon crime. Alors plus rien ne me sauvera de la damnation éternelle. »
***
Quand Ninian rejoignit son ami, celui-ci se réveillait. Ils reprirent leur route peu après, se dirigeant vers le nord dans l’espoir de déboucher enfin sur la voie romaine.
Peu à peu, la forêt s’éclaircit, il leur fut aisé de s’y frayer un chemin. Pourtant, à l’exception d’une harde de daims qui s’enfuit à leur approche, ils ne croisèrent aucun être vivant. Vers midi, ils s’arrêtèrent près d’un énorme buisson de mûres dont ils firent un vrai festin. Pour la première fois depuis leur fuite du monastère, ils furent pris d’un fou rire devant leurs lèvres et leur langue bleuies par les fruits qu’ils avaient dévorés.
— Si Chanao nous voyait, déclara Priscus en se léchant les doigts, il jurerait que la noirceur de notre âme se reflète sur notre visage !
— Ne me parle pas de ce monstre, fit Ninian soudain assombri. Quand je songe à ce que Pandarus nous a révélé sur lui ! Quel menteur, quel hypocrite !
— Et ce qu’il a osé suggérer sur nous à l’abbé, renchérit Priscus en rougissant. Il devait se délecter à imaginer de telles choses !
— N’y pensons plus, marmonna Ninian, gêné. Je ne peux pas m’empêcher de croire que tout est sa faute. Sans lui, l’abbé serait toujours en vie et nous serions encore au monastère.
— Tu regrettes que nous soyons partis ?
Ninian répondit d’une voix hésitante :
— J’aurais préféré que cela se passe différemment.
— Moi aussi, bien sûr. Mais c’était peut-être le prix à payer pour notre liberté.
— La mort de Mewen ? Et ma possible damnation pour l’avoir provoquée ? C’est cher payé !
— Voyons Ninian, tu ne seras pas damné pour un acte que tu as commis par accident ! D’ailleurs, si toi tu es damné, alors nous le serons tous. Et souviens-toi de ce que Chanao a déclaré à la mort du frère Servius : « Il n’est rien de plus beau pour un moine que d’achever sa vie en servant notre Seigneur Jésus-Christ. » Eh bien, c’est exactement ce qui est arrivé à Mewen !
Ninian dévisagea son ami, incapable de répondre quoi que ce fût. L’argument ne manquait pas de logique mais il ne percevait pas les choses ainsi. Il savait qu’il ne se débarrasserait pas si facilement du fardeau de la culpabilité.
— Espérons que tu aies raison, Priscus, déclara-t-il avec un soupir. Partons maintenant. Je n’ai aucune envie de passer une deuxième nuit dans cette forêt !
***
Ils s’avancèrent sur un terrain marécageux, s’enfonçant parfois jusqu’aux cuisses dans des trous d’eau fangeuse. Les moustiques les harcelaient et, à plusieurs reprises, ils arrachèrent de leurs chevilles les sangsues qui s’y étaient collées. La peur de ne jamais sortir de ces marais décuplait leur énergie et les poussait à avancer sans relâche.
Enfin, après une longue marche épuisante, ils atteignirent la voie romaine. Allongés côte à côte, ils laissèrent les rayons du soleil sécher leurs bures souillées par la boue et dorer leurs visages.
— Je crois que je vais m’endormir, murmura Ninian.
Priscus ne répondit rien. Il dormait déjà.